Que restera-t-il de ces deux ans de crise sanitaire ?

Début 2020, le virus du Sars-Cov-2 atteignait l’Europe. Pour limiter son impact, il aurait été possible de prendre des mesures strictement sanitaires (renforcement de l’hôpital public, mobilisation de la médecine de ville…). Mais le 16 mars, le chef de l’État annonçait une gestion policière de la crise par un confinement de « deux semaines ». Puis diverses mesures ont suivi (couvre-feu, pass sanitaire, pass vaccinal…). Le 14 mars 2022, la plupart des mesures sanitaires vont être suspendues, après deux années éprouvantes.

C’est dans l’intervalle que le collectif Ruptures s’est formé, en septembre 2021. Notre but : proposer une critique du pass dit « sanitaire », comprendre la période intense et contradictoire que nous vivons, nous mettre en lien avec d’autres. Parmi nos activités, nous avons collecté les paroles de personnes engagées dans d’autres collectifs en lutte contre le pass sanitaire. Nous les avons réunies dans cette brochure, car nous pensons que ces gestes de résistance peuvent nous inspirer pour les temps à venir – toujours aussi incertains, toujours aussi intenses. Bonne lecture !

Des mesures provisoires… qui durent

En mars 2020, le gouvernement et les médias nous annonçaient que le confinement allait durer deux semaines. Puis six semaines. Puis deux mois. Pendant deux ans, nos dirigeants nous demanderont de nous accrocher « encore un mois », puis encore « une semaine », « bientôt le bout du tunnel ». Certain-e-s étaient trop heureux de les croire, ou faisaient semblant, ce qui leur permettait d’accepter des mesures qui s’inscrivaient, soi-disant, à l’intérieur d’une parenthèse : la crise du Covid.

Beaucoup se sont plié-e-s à des mesures qui, avant cette crise, nous semblaient à tou-te-s absurdes, kafkaïennes, dystopiques ou liberticides : enfermement domestique et auto-attestations, couvre-feu à 18h, 20h, 21h, autorisations de sortie pour une heure dans un rayon limité, etc. Beaucoup ont arrêté de sortir, de s’embrasser, de se rassembler nombreux. Combien n’arrivent toujours pas à se « déconfiner » ? Combien ont encore peur de l’autre et de la maladie, et restent traumatisé-e-s ?

Les restrictions de liberté sont toujours présentées comme provisoires : un mauvais moment à passer, avant « le retour aux jours heureux ». Les Occidentaux n’ont pas l’habitude des tunnels sans fin, mais de crises qui ont un début clair, et une fin tout aussi claire. De périodes qui rentrent ensuite dans les livres d’Histoire avec de belles dates. « Seconde Guerre Mondiale : 1939-1945 ». « Crise du Covid : mars 2020-mars 2022 ». Nous écrivons ces lignes alors que s’amorce officiellement la campagne présidentielle. Le gouvernement vient d’annoncer la suspension de la plupart des mesures (pass, sauf à l’hôpital, masque dans les lieux clos…). Restent pourtant l’obligation vaccinale pour les soignant-e-s, le pass sanitaire dans les « établissements de soin »…

Sommes-nous vraiment en train de revenir au « monde d’avant » ? La pandémie (et les mesures qui lui ont répondu) était-elle vraiment une parenthèse, ou marque-t-elle le début d’une nouvelle ère ?

Distanciation sociale & recours au numérique

Nous sommes entré-e-s dans un monde où la « distanciation sociale » est généralisée, et tout porte à croire qu’elle risque de se poursuivre malgré la fin du pass vaccinal.
Chaque crise permet d’accélérer et de catalyser des tendances déjà présentes dans la société. Il y a crise parce qu’il y a inadéquation entre un système et son environnement. La crise du Covid a renforcé le recours systématique au numérique comme instrument de médiation avec la réalité. Internet, notamment, est devenu « indispensable » pour « télé-travailler », « télé-commander » (à Uber Eats, Deliveroo…), se « télé-divertir » (podcast, Youtube, Spotify..), se « télé-informer » (via les médias en ligne)… ou encore se « télé-former » (tout un marché de cours à distance a explosé, que ce soit les MOOC, les plateformes de cours en ligne comme Domestika). Les Français-es se sont habitués aux achats en ligne (en 2021, le chiffre d’affaires des ventes sur Internet a atteint 112,2 milliards d’euros, affichant une progression de 8,5 % par rapport à 2019 (1)). Pour discuter entre nous, les outils numériques se sont généralisés (groupes WhatsApp, réunion Teams, apéros Zoom, email, etc.).

Ces deux dernières années nous ont montré que nous pouvions vivre notre vie, « confortablement » (en fonction de notre situation sociale), sans sortir de chez nous. Confortablement, peut-être, mais dans une solitude que tout le monde a pu éprouver.
En 1956 déjà, le philosophe Günther Anders (2) s’inquiétait de l’apparition d’un nouveau type d’homme : l’ermite de masse « assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites, non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie ». Chaque « ermite de masse » restait seul-e face à sa radio ou à sa télévision, occupé-e à consommer l’image du monde qu’elle lui fournissait, indifférent-e à ce qui pouvait se passer autour de lui, à sa famille, à l’environnement physique qui l’entourait. Avec la médiation d’internet pour tous les aspects de nos vies, ce phénomène où chacun-e « subit séparément le procédé du ‘‘conditioning’’ qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitude » s’est amplifié. Cette solitude organisée et consentie est le meilleur moyen de nous soumettre.

Alors que l’offensive russe en Ukraine a commencé depuis deux semaines, le parallèle entre la période de Guerre Froide dans laquelle Anders écrivait ces lignes, et notre époque, est patent : la menace nucléaire nous renvoie à notre impuissance face à des forces qui nous dépassent. La seule activité qui nous reste est de suivre, fasciné-e-s, le flux continu des informations mondiales se déverser sur nous (une pandémie / un attentat / un accident nucléaire / une menace de guerre mondiale / la prise d’assaut du Capitole / une émeute / etc., etc., ne quittez pas).

Comprendre cette crise, comprendre les crises

Le « siècle des menaces » (3) est là, et nous vivons dedans. Il est crucial de déchiffrer ce que nous avons vécu ces derniers mois, et de discerner la façon dont cela transforme nos modes de vie. Cela doit nous aider à ne pas répéter les mêmes erreurs pour les crises prochaines qui nous menacent, à garder un panel de choix possibles plutôt que de subir des politiques sans alternative. Tirer les leçons du passé et du futur est nécessaire pour l’affronter. En d’autres termes, il s’agit d’historiciser notre condition : la façon dont nous réagissons à ce qui nous arrive (par exemple l’apparition d’un virus) dépend des forces et structures sociales à l’œuvre au moment où ces évènements apparaissent. Les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, il y a fort à parier que si nous ne changeons rien à nos modes de vie, à notre système économique et à nos grilles d’analyses, les temps futurs seront féconds en crises, qu’elles soient sanitaires, environnementales, militaro-terroristes…

On peut supposer que les réponses apportées par le pouvoir à ces crises seront relativement similaires à celle que nos dirigeants ont privilégié pendant ces deux dernières années, tendant vers un contrôle plus poussé des populations, des pressions sans cesse plus prégnantes. Mentionnons :
• des mesures contraignantes prises de façon hiérarchique et brutale ;
• une machine médiatique tournant à plein régime pour nous noyer sous l’information ;
• un solutionnisme technologique faisant croire que le remède à nos problèmes sociaux et politiques serait d’ordre technique ;
• une fragmentation de l’opinion publique en « communautés » éclatées entre lesquelles la communication et la discussion ne sont pas choses aisées (version moderne du « diviser pour mieux régner ») ;
• une disqualification grossière de tout discours critique sous les qualificatifs de « complotiste » et « extrême-droite » ;
• un poids économique des crises toujours supporté par les petites gens.

Orwell n’aurait pas osé le rêver, le XXIème siècle le fait.

Faire collectif

Résolu-e-s, pour notre part, à combattre le système économique capitaliste que nous estimons être à la racine de nombre des problèmes de nos sociétés, nous avons décidé de nous regrouper. Dans un moment où chacun-e est renvoyé à son écran, sa bulle sociale, ses réseaux sociaux, nous avons trouvé une grande force dans le fait de nous réunir. Avec tous les compromis que cela suppose parfois, avec les étincelles que cela provoque occasionnellement, nous avons réussi à échanger, réfléchir, construire collectivement une pensée, poser des actes, prendre des décisions, et nous y tenir. Ensemble. Qui d’entre nous aurait, seul-e, édité un journal et l’aurait distribué en ville ? Personne. Seul-e-s, nous serions resté-e-s à consommer le flux d’informations (en choisissant habilement notre canal, afin de trouver des informations qui nous conviennent), à poster des commentaires cyniques sur Facebook ou, au mieux, à échanger des propos de comptoir (en cas d’ouverture des bars).

Bien sûr tout n’a pas été parfait : nous aurions voulu impulser des actions dépassant l’échelle des « collectifs » pour arriver au stade de l’assemblée, du mouvement social. Même si nous nous sommes constitué-e-s en groupe assez tard et même si nos objectifs étaient parfois ambitieux et nos moyens limités, le fait de nous réunir nous a permis de nous mettre en mouvement et de nous donner une accroche sur le monde.
Après quelques semaines d’activité et de discussions, nous avons cherché à structurer nos activités, pour ne pas être un simple « groupe de parole ». Le moyen que nous avons trouvé, c’est l’édition à peu près mensuelle d’un petit journal de quatre pages, La nouvelle vague, distribué gratuitement (4). Cet outil nous permet de planifier et hiérarchiser certaines de nos discussions internes, nous oblige à trouver des points d’accord pour les textes du collectif, nous dote d’un support à distribuer vers l’extérieur, et nous offre un prétexte pour rencontrer d’autres groupes en lutte.

Ainsi, au cours des trois derniers mois, nous avons interrogé des personnes participant localement à la lutte contre le pass sanitaire, parfois dans des collectifs beaucoup plus nombreux et actifs que nous : des bibliothécaires, des professionnel-le-s de la restauration, des soignant-e-s suspendu-e-s ou en lutte contre l’obligation vaccinale, ainsi que des Gilets jaunes du rond-point Pierre et Marie Curie d’Echirolles.

Nous éditons cette brochure pour que ces entretiens nourrissent les réflexions de celles et ceux qui ne se résignent pas à l’ordre des choses.

Ruptures, le 13 mars 2022

Notes :
(1) https://www.blogdumoderateur.com/chiffres-cle-e-commerce-2021/

(2) dans le tome 1 de L’obsolescence de l’homme, Encyclopédie des nuisances, 2002.

(3) Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces, Odile Jacob, 2004. Extrait de la présentation : « Trois menaces pèsent sur le XXIème siècle : les conflits armés, dans la perspective inévitable d’un recours aux armes de destruction massive, l’expansion d’épidémies, favorisée par la mondialisation, et l’épuisement des ressources naturelles, consécutif à la surpopulation et au pillage de la Terre. Tout ne conspire-t-il pas pour produire une déflagration comme le monde n’en a jamais connu ? ».

(4) Les cinq numéros parus à ce jour sont téléchargeables sur notre site.

Cet article constitue l’introduction de la brochure d’entretiens « C’est à quel moment qu’on arrête d’obéir ».


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