Avec le pass et les protocoles sanitaires, certains trucs sont entrés dans les pratiques des bars

Entretien avec une salariée d’un bar

Peux-tu te présenter ?

Je travaille dans un bar des environs de Grenoble, où nous sommes trois salarié-e-s en plus du patron. Quand le pass sanitaire a été mis en place, début août, mon patron nous a mises en vacances forcées deux semaines, parce qu’il voulait mettre en place lui-même le contrôle du pass. On est revenu-e-s en septembre et on devait appliquer ce qu’il avait fait. Je suis très frustrée de cette situation : il n’y a eu aucune discussion collective sur le sujet, comment on s’arrange, comment on contrôle.

Aujourd’hui, le pass est encore contrôlé strictement dans ton établissement ?

Non, le protocole n’a en fait été appliqué que pendant deux semaines. Mais c’était assez bizarre. L’application te permet de voir combien de gens ont été scannés, et mon patron s’en servait pour voir la fréquentation du bar quand nous on travaillait. C’est vraiment un outil de contrôle.

Assez rapidement, aussi bien les autres salarié-e-s que le patron ne le demandaient plus systématiquement. Ça s’est tassé. Moi, quand les gens me présentent leur pass, je leur dit « Bravo, c’est bien ». Et maintenant même mon patron ne contrôle que quand les clients présentent spontanément leur pass, c’est tout.

Et c’est le cas de beaucoup de clients ?

Oui, complètement. Pas mal d’entre eux lèvent leur smartphone, et sans même nous dire bonjour. Il n’y a plus les règles d’usage de quand tu rentres dans un bar, tu dis bonjour, etc. Le contrôle a mis beaucoup de distance. D’ailleurs, des gens sont venus nous rappeler à l’ordre : « Pourquoi vous ne contrôlez pas ? ». Je pense aussi à un bar du centre-ville qui a eu un commentaire sur TripAdvisor lui reprochant de ne pas contrôler le pass. Et à un autre des alentours de Grenoble qui a reçu comme commentaire sur une plateforme de notation une retranscription d’une discussion entre la patronne et une habituée qui vient depuis vingt ans : la cliente n’a pas son pass, la patronne lui dit d’aller le boire en terrasse… et du coup deux clients sont allés afficher ça sur internet !

Je vois que les gens présentent d’autant plus spontanément leur pass en fonction des vagues de l’épidémie. En décembre par exemple, quand les courbes remontaient. Avec le pass vaccinal, idem : tout le monde le présente. En fait, ça change le comportement individuel des consommateurs, alors que nous notre attitude ne change pas. Plusieurs fois on a eu des accrochages : des clients voulaient absolument être scannés.

La peur de la délation, ça a des conséquences. Plusieurs fois il y a eu des clients qu’on ne connaissait pas, et que mon patron est allé contrôler de peur qu’ils dénoncent les pratiques du bar. Chacun contrôle l’autre, en fait. Sans parler de la pression des autres bars, qui contrôlent vraiment tout le monde, et qui cet été accusaient les bars qui ne contrôlaient pas de leur voler leur clientèle…

Cette question du pass sanitaire, c’est quelque chose qui participe à la transformation de ton travail ?

Ah oui, clairement. Déjà avant le pass sanitaire, la gestion de la pandémie avait placé les bars dans une position très bizarre. Il a fallu expliquer aux gens qu’ils devaient mettre le masque pour se délacer. Les premiers temps, c’était tendu, je me faisais gueuler dessus par mes clients, ils m’insultaient de tous les noms… Il n’y a pas que le pass : les mesures sanitaires t’obligent à réfléchir à tout ton bar, comment tu places les chaises, la distance… J’ai fait tous les protocoles ! Et puis il y a eu le moment où l’intérieur des bars était fermé, il fallait faire le service en terrasse. Tu restes dans ton bar vide, tu es au comptoir et il n’y a personne, vraiment personne dans le bar, tu as l’impression d’être dans ta petite grotte et de sortir seulement quand on t’appelle. Tu reviens à certaines mimiques de service qui peuvent être un peu désobligeantes, petite-bourgeoises, avec le client qui te siffle.
Pendant tout un temps il n’y avait plus du tout de clients au comptoir, alors que c’est quelque chose de très important dans un bar.

Mais aujourd’hui, ces protocoles là ne sont plus appliqués, non ? Ou alors ces pratiques sont vraiment rentrées dans les mœurs ?

Complètement. Certains trucs sont entrés dans les pratiques du bar. Plein de gens pensent toujours que le comptoir est fermé – ce qui n’est plus le cas – et ils sont interloqués quand un client boit une bière au comptoir en discutant avec toi. Des pratiques de bar d’antan, quoi. Plein de gens restent debout à l’entrée, attendent que tu les diriges, que tu leur dises « Là tu peux t’installer », sortent directement leur portable, et c’est seulement quand ils sont installés qu’on voit qu’ils se détendent et profitent de ce « moment privilégié ». Voilà c’est bon, on leur a dit qu’ils pouvaient rester, alors que d’autres maintenant n’ont plus ce droit parce qu’ils n’ont plus ce sésame vert sur l’écran magique.

Mais bon, moi-même je n’arrive pas à suivre toutes les règles, des fois je ne sais plus quel est le protocole en vigueur !

Les réactions des clients sont extrêmement diverses, en fait. Certains attendent que tu leur dises où s’asseoir. D’autres, qui n’ont pas de pass, ne viennent plus au bar pour t’éviter des embrouilles. D’autres se mettent en terrasse et payent leur café directement, « comme ça en cas de contrôle, je pars », d’autres me disent « merci de faire le contrôle » parce que ça les rassure de savoir que tout le monde est vacciné. Quand tu te prends dix remarques différentes dans la journée, le soir tu peux être un peu fatiguée !

As-tu trouvé comment t’organiser collectivement autour de cette question ?

J’ai rejoint le collectif « Contrôler n’est pas notre métier 38 » à sa création en septembre. C’est un collectif qui regroupe des professionnel-le-s de la restauration mobilisé-e-s autour du refus du contrôle du pass sanitaire. On a partagé des expériences, écrit un tract, et on a participé au cortège de gauche dans les manifestations contre le pass sanitaire. Mais j’ai fini par quitter le collectif, qui rassemble essentiellement des patrons et patronnes, ou des bars en scop, c’est à dire des gens qui ont un pouvoir de décision sur ce qui se passe dans leur établissement et sur ils veulent appliquer le pass… ce qui n’est pas mon cas, moi je suis salariée.

Pour aller plus loin :
Le Postillon, « Contrôle zèle », article sur les bars dans le numéro 64 de février 2022.

Propos recueillis le 8 février 2022 et publiés dans la brochure « C’est à quel moment qu’on arrête d’obéir? » . Merci au collectif « Contrôler n’est pas notre métier 38 ».


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