Je garde l’espoir

Entretien avec deux Gilets Jaunes du rond-point Pierre et Marie Curie (Echirolles)

Depuis cet été, toutes les manifestations grenobloises contre le pass sanitaire sont déposées et encadrées par les Gilets Jaunes. Nous sommes allé-e-s discuter avec eux pour qu’ils et elles nous racontent le sens qu’ils donnent à leur combat.

Depuis quand ont lieu ces manifs contre le pass sanitaire et est-ce vous qui les avez toujours déclarées à Grenoble ?

Depuis le début, dès le mois de juillet, ce sont les Gilets Jaunes qui ont déclaré et organisé ces manifs, chaque semaine.

Est-ce que ce mouvement contre le pass sanitaire s’inscrit dans la continuité de celui des Gilets Jaunes, et en quoi ?

Manu : Oui, c’est une continuité. Nous avons gardé nos revendications principales contre la vie chère, auxquelles on a ajouté la dénonciation du pass sanitaire car c’est une restriction inadmissible des libertés qu’on ne comprend pas. Face à cela, on nous a sorti un mot magique : on est complotistes. C’est une façon de nous court-circuiter, d’enlever la parole, de la censurer, bref de délégitimer ce mouvement.

Est-ce que de nouvelles personnes sont venues rejoindre vos AG sur des motivations spécifiquement contre le pass vaccinal ?

Adriana : Oui. Certains ont vu que l’on faisait des actions pour soutenir l’hôpital, et ils sont venus sur le rond-point pour nous connaître puis sont restés. Plusieurs personnes handicapées notamment. Ce qui les heurtait le plus dans la politique gouvernementale, c’était la vaccination des enfants.

Quelle différence voyez-vous avec le mouvement des Gilets jaunes ?

Manu : Il y avait plus de colère, je trouve. Aujourd’hui on est un peu plus dans l’attentisme.
Adriana : Je crois que la colère est toujours là. Mais le mouvement est différent. Il y a beaucoup de personnes handicapées, des gens un peu angoissés aussi. On fait en sorte que les manifs soient accessibles à tout le monde. C’est aussi pour cela qu’on les déclare toutes et qu’on est vigilants à ce qu’il n’y ait pas d’affrontements, de violences dans le cortège.

Manu : Quand je dis que la colère est redescendue, c’est parce que contrairement aux manifs des Gilets Jaunes, on est moins sur cette envie de départ de « tout casser ». On a des gens moins présents physiquement, qui viennent épisodiquement. Beaucoup sont retournés dans leur quotidien, mais ils restent dans la mouvance Gilets Jaunes. Et ils peuvent revenir à un moment, je pense.

On a le sentiment d’une composition de la manif assez hétéroclite avec des motivations différentes. De votre côté, comment vous voyez ça?

Adriana : Je reviens au handicap parce que ça me touche personnellement et plein de personnes sont dans ce cas. On ne les entend pas beaucoup, mais ils sont là. Je voudrais qu’on écoute leurs revendications, faire une banderole là-dessus. Quant aux motivations, c’est un mélange difficile à évaluer. On ne fait pas de sociologie. Dans la manif, il y a de tout, des retraités, des mères seules, des chômeurs, des gens d’horizons très différents, on en est conscient. Beaucoup viennent nous dire à la fin « merci d’être là, cette manif nous permet de nous exprimer ».

Manu : Les gens viennent d’abord par inquiétude. Ils ne se sentent pas représentés et sont effrayés par la situation, l’avenir. Ils nous disent « on ne sait pas où on va, on croit plus aux mouvements politiques, aux institutions ». Pour moi le message principal c’est « On est encore là et on ne lâche pas, on existe toujours ».

Les militants habituellement actifs sur des thématiques identifiés à gauche sont moins présents aujourd’hui. Pourquoi ?

Manu : Les partis et syndicats ne comprennent pas ce mouvement. Ils se disent « merde ils font ce qu’on n’a pas fait » et sont embêtés, parce que ce n’est pas récupérable. Les gens à l’intérieur de la manif ne veulent pas être fédérés sous une bannière, une identité unique. Quant à ceux qui sont plus radicaux, certains n’ont pas compris que les gens qui étaient là n’étaient pas des révolutionnaires, avec des idées bien définies, que c’était d’abord des gens qui sortaient dans la rue par dépit, colère, exaspération. Ils sont venus voir au début, mais comme il n’y avait rien à gratter pour eux, beaucoup sont repartis et se sont désintéressés de cette lutte. Le mouvement des Gilets Jaunes et celui contre le pass sanitaire ont cela en commun : on ne peut pas leur mettre une coloration politique facilement identifiable.

La présence de l’extrême-droite n’explique -t-elle pas aussi ce désintérêt dont tu parles ?

Adriana : J’ai une anecdote. Lors d’une manif une vingtaine d’antifas viennent pour en découdre avec les Patriotes. Je me mets devant eux, en sandwich et leur dit « vous êtes comme nous, vous défendez les mêmes idées que nous, mais ce n’est pas le but de cette manif de s’affronter ». Alors l’un d’eux me demande d’où je viens avec mon drôle d’accent. « D’Amérique du Sud ». « Ah mais alors on est avec vous ». Et là je réponds « Mais ce n’est pas le problème, on est là contre le pass, contre la vie chère, respectez ça ». Au début, en juillet c’était chaud, mais ça s’est calmé. Parfois on arrivait à se comprendre, parfois non.
Manu : Une fois, un gars a eu une parole homophobe, et c’est devenu « le mouvement est homophobe ». On a besoin de mettre des étiquettes, de faire des raccourcis. Les Gilets Jaunes sont sur des valeurs communes simples : l’égalité, l’humanisme, la justice sociale, donc on ne peut pas s’identifier à des discours d’exclusions ou inégalitaires. Mais avant tout on est des citoyens lambda. On est divers mais on vient avec ce qui nous rassemble, donc on ne demande pas aux gens pour qui ils votent, c’est la question sociale qui nous intéresse. Il n’y a plus aucun projet social en France depuis plus de trente ans. Après il y a toujours des parasites, des opportunistes, comme Philippot et les Patriotes, qui tentent de s’approprier le mouvement, de le récupérer électoralement, mais dans la rue c’est différent, il y a tout le monde. On ne peut pas trier, et on ne veut pas. Pour finir sur la question de l’extrême-droite, on s’oppose au pass vaccinal et on voudrait faire un pass politique dans les manifs? Dire « oh toi, fais voir ta carte !». Non, ce n’est ni possible, ni souhaitable.

Adriana : Moi, je suis venue à ce mouvement des Gilets Jaunes parce que je voulais partager avec d’autres, m’exprimer contre tout ce qui ne va pas. Je ne vois pas le coté politicien extrême droite/droite/gauche/extrême gauche, ce qui m’intéresse c’est nos soucis quotidiens : on arrive plus à finir la fin du mois, à manger, tout ça, tu vois.

Les Gilets Jaunes se revendiquent apartisans, hors syndicats. Est-ce toujours le cas avec la manif anti-pass ?

Adriana : Les syndicats, on parle avec eux, mais je trouve qu’ils n’agissent pas beaucoup, ne nous aident pas réellement. A l’hôpital, lorsque des personnels se sont fait suspendre par refus du pass ou de se faire vacciner, ils n’ont pas bougé le petit doigt, pourtant c’est leur rôle. Et ça, ça me tue ! On est sur des luttes globales mais eux restent sur des logiques sectorielles.

Manu : Quand il y a eu le problème avec les bibliothécaires, on était nombreux en soutien, mais on soutenait d’abord une cause. Avec les syndiqués, c’est différent.

Adriana : On laisse les gens s’exprimer, avec les pancartes qu’ils veulent. On n’est pas d’accord avec toutes, mais c’est libre. On ne peut pas faire la police, organiser un service d’ordre comme ça se fait dans les manifs syndicales. A Paris, la CGT ne voulait pas de nos banderoles. Est-ce qu’on veut faire pareil ? On essaye d’éviter les drapeaux, le coté partisan, mais en discutant. On est avec les syndiqués, avec les électeurs, bref avec les gens qui luttent, dans leur diversité, pas avec les orgas même si on peut faire des choses ensemble.

A la fin des manifs, vous organisez des prises de parole. Qu’est ce qui revient le plus ?

Manu : La santé énormément, et les vaccins, c’est surtout ça. Mais aussi les restrictions des libertés avec le pass. Et l’argent.

Adriana : La dernière fois, quelqu’un est intervenu. Il était contre le pass bien sûr, mais sa motivation première pour défiler, c’était la peur de perdre son emploi, de se retrouver sans rien, de ne pas pouvoir nourrir ses enfants.
Mais les gens en parlent moins parce qu’ils n’osent pas quand on leur passe le micro, par pudeur. C’est ce qu’on ressent.

Il y a quelque chose de frappant dans ces manifestations : l’absence d’écrits, de tracts. On entend beaucoup de slogans, notamment anti-Macron on tombe parfois sur des tracts conspis qui parlent de plandémie, mais pas grand-chose d’autre. Vous-mêmes ne distribuez pas d’écrits. Est-ce que vous ne pensez pas que ça rend la manif peu lisible, confuse pour les passants ?

Manu : Tu as raison, il y a un vrai besoin de clarifier les choses, mais on est face à plusieurs problèmes qui rendent ce travail compliqué. J’écrivais beaucoup avant, je faisais des sortes d’éditos, sur Facebook, je dénonçais des tas de choses. Mais à un moment je me suis dit qu’il fallait revenir sur le terrain, parce que je me sentais en décalage, mais du coup j’ai plus le temps pour écrire. Il ne faut pas opposer terrain et écrit, mais c’est dur de mener les deux de front. Et il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas une organisation structurée. On fait des comptes rendus de nos AG, on sait parler, dire des choses, mais on n’a personne pour les écrire comme vous le faites avec votre collectif. On bricole, mais ça s’arrête là. On ne trouvera pas derrière quelqu’un pour mettre en page, imprimer ou tracter. Et on n’a pas non plus forcément les moyens financiers ou le temps.
Et il y a une autre difficulté : c’est qu’on ne peut pas définir facilement ce qu’est un Gilet Jaune, donc il nous faudrait un texte ouvert, sur ce qu’on a en commun, comme l’humanisme, ce dont on parlait tout à l’heure.

Le 15 janvier dernier, il y avait un très beau discours lu à la fin de la manif Climat, au jardin de ville, et toi Adriana, tu as aussi écrit quelque chose. De quoi ça parlait ?

Adriana : J’ai écrit ce texte en réaction. Je n’en pouvais plus d’entendre toujours la même chose, les mêmes bêtises : « les Gilets Jaunes, c’est l’extrême-droite ». C’est un texte où je dis ce que nous défendons, nos valeurs communes, ce en quoi nous croyons. Je l’ai diffusé sur Facebook. Mais pas en manif, parce qu’on ne l’a pas décidé en AG. C’était une initiative personnelle. Faire des textes en commun, c’est pas simple pour nous. Moi, je discute beaucoup avec les gens pendant la manif, c’est ma façon de transmettre, j’invite à venir nous rencontrer, à boire un café au rond-point.

Le mot « liberté » revient très souvent dans les bouches. Et ce mot peut revêtir plusieurs sens. Ça peut être la liberté individuelle : « je veux aller au bar ou au cinéma sans qu’on m’emmerde », et ça peut être la liberté collective, celle de chaque membre de la société. Vous vous situez où là-dessus ?

Adriana : On est tous là pour une même cause, donc pour la liberté collective bien sûr. Je viens d’un pays, l’Uruguay, où pendant longtemps c’était la dictature. On ne pouvait pas critiquer le régime, l’armée venait te chercher chez toi et tu disparaissais…donc pour moi la France était un pays de libertés, où on pouvait parler de tout. Mais aujourd’hui on a un président qui empêche les non-vaccinés d’aller au théâtre, au cinéma, etc, qui décide même comment on respire. Je ne sais pas où on va. Liberté, égalité, fraternité, c’est en train de disparaître. Je me bats pour qu’on ne perde pas tout ça. On veut nous mettre dans un moule, et bientôt on va se retrouver avec une puce sous la peau pour faire les courses.
Manu : Ma liberté ce n’est pas de faire tout ce que je veux, parce qu’il y a des règles sociales. Les gens qui manifestent disent « Arrêtez de nous imposer des restrictions, nous sommes adultes, si on est malades, on s’isole, c’est tout. »

En essayant de ne pas trop réfléchir, si je vous demande ce qui vous met le plus mal à l’aise dans la société actuelle, qu’est-ce qui vous vient d’abord ?

Adriana : Pour moi l’injustice. Le manque de respect aussi. L’intolérance, la violence, l’absence de communication.

Manu : L’absence de démocratie, les injustices sociales, les lobbys partout, le manque d’humanisme, de grands projets de société. Les bals musettes qui n’existent plus.

Comment vous voyez la suite du mouvement ? Est-ce que vous ne pensez pas qu’il serait intéressant de sortir de la forme manif, de créer d’autres actions ?

Adriana : Je suis arrivée ici très révoltée, et parfois les manifs sont trop pépères. Je suis pour les actions, j’en ai déjà fait. Aujourd’hui, on peut marcher pendant des heures, c’est des défouloirs, mais on n’est pas écouté-e-s par le pouvoir. C’est important de les continuer ces manifs, mais je voudrais faire d’autres choses. Le souci c’est qu’il n’y a pas assez de monde pour ça derrière.
Je suis quelqu’un d’optimiste, mais si on ne se révolte pas, si on se ne lâche pas, on n’aura rien. Il ne faut pas attendre les élections, mais agir maintenant. On dirait que les gens se contentent de leur petit bonheur, de leur nombril, qu’ils n’osent pas. Et après ils nous disent « ils sont où les Gilets Jaunes ? Réveillez-vous ! » Je leur dis « mais c’est vous les Gilets Jaunes ».

Manu : Oui, ils nous demandent de tirer le premier coup de fusil, de faire les choses à leur place et de prendre les coups. Ce qui risque de tuer le mouvement, ce sont les prochaines élections. Le propre du pouvoir c’est le contrôle, et il n’y a plus de contre-pouvoirs. La presse c’est fini, ça appartient aux industriels. Si ça reste comme ça, après les élections, avec la même forme de pouvoir, notre mouvement n’aura servi à rien.

Adriana : Avec le pass, on nous provoque. Et l’indifférence face à ça, je ne comprends pas. En Uruguay, les gens ils préféraient mourir que vivre à genou, les étudiants, les femmes, ils allaient au casse-pipe, ils risquaient la torture. Alors je suis choquée qu’on se laisse faire aussi facilement ici.
Je voulais rajouter que tant qu’il y aura de la misère, les Gilets Jaunes existeront. Je garde l’espoir.

Propos recueillis en février 2022 et publiés dans la brochure « C’est à quel moment qu’on arrête d’obéir? »


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