Les deux mâchoires

Peut-on encore discuter, prendre position, échanger, raisonner ? Dans les discussions, on se cogne vite dans l’une des deux mâchoires de l’étau de notre époque que sont la Science d’une part et les ressentis d’autre part.

D’abord, la Science – avec une Majuscule. Les « faits », les « données objectives », les « chiffres », la parole d’un expert. Pour justifier l’injustifiable, pour cautionner un comportement immoral ou injuste (meurtre, guerre, expulsion de migrants, réforme du système des retraites…), étayez-le avec des statistiques, convoquez un Conseil scientifique. Vous ferez taire les oppositions : vous êtes dans le vrai, donc dans le juste. Les faits « scientifiques » (ou prétendus tels) permettent de rendre des prises de positions politiques inquestionnables.

L’autre mâchoire de l’étau : les ressentis. Sans majuscule, là : il s’agit de ce que chacun-e ressent dans son for intérieur. « Je me sens bien », « la situation m’a mis mal à l’aise », « je me suis senti agressé ». La parole, le sentiment, le micro-récit de chacun vaut comme vérité absolue, inquestionnable, quels que soient les faits matériels à la base de ce sentiment. Il faudrait se fier à la façon dont la personne a vécu la situation. Il y aurait autant de vérités que d’individus, toutes ces « vérités » étant inquestionnables et étanches les unes aux autres.

C’est paradoxal ! Notre époque voit triompher en même temps la Science – inquestionnable car objective – et les ressentis – inquestionnables car subjectifs. Cette postmodernité scientiste (!) rend en fait difficile le dialogue, l’argumentation rationnelle et la critique. En un mot : l’échange, ce qui existe entre la Vérité et les micro-vérités. L’échange est pourtant ce qui rend possible la construction de positions communes, alliant prise en compte du réel et partage de jugements subjectifs, avec la part de conflit que tout échange implique.

C’est pourtant ça la politique, et c’est à cet exercice délicat que nous nous livrons depuis maintenant deux ans à Ruptures. À notre petite échelle !

Ruptures, le 20 novembre 2023

éditorial publié dans La nouvelle vague n°14, décembre 2022.


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